Je ne suis pas un chiffre

Il y a des moments dans la vie qui brisent quelque chose de silencieux, de profond, d’invisible. Et puis il y a les lieux où ce bris devrait être accueilli, accompagné, pris en charge avec une infinie humanité. Mais quand rien de cela ne se produit, alors ce n’est pas seulement un rêve qui s’effondre — c’est la confiance, la dignité, le sentiment d’exister pleinement dans notre douleur.

fausse couche

J’avais 43 ans.

Pas 25, pas 30. 43.

Et j’étais enceinte.

Cette grossesse n’était pas un hasard, encore moins une fantaisie de dernière minute. C’était un projet mûri, voulu, construit avec soin et amour. Mon compagnon et moi avions longuement parlé, nous étions prêts. Je me sentais prête. En bonne santé, une hygiène de vie exemplaire, de l’énergie, une stabilité professionnelle, un environnement affectif sécure. Oui, j’avais 43 ans, et alors ? Je croyais, sincèrement, profondément, que cela comptait aussi. Qu’être prête dans son cœur, dans sa tête et dans son corps, pouvait parfois défier les statistiques.

Mais le jour où j’ai annoncé ce désir de grossesse à mon gynécologue, j’ai reçu, non pas un encouragement, mais un verdict :
« À votre âge, vous n’avez que 6% de chances de tomber enceinte. »

6%. Jeté comme ça. Sec. Froid. Sans regard, sans espoir, sans nuance. Comme si on m’annonçait une météo défavorable pour les dix prochaines années. Une statistique. Voilà ce que j’étais devenue. Pas une femme. Pas une future mère. Un chiffre.

J’ai changé de gynécologue.

Parce qu’en moi, il y avait une conviction plus forte que ce pourcentage, une foi presque viscérale en la vie, en mon corps, en cette possibilité d’enfant. Et puis un jour, ce miracle est arrivé. Un petit être s’était niché en moi. Les premiers jours, les premières sensations, les premières larmes de joie. Puis un jour… des saignements.

Inquiète, nous avons filé à l’hôpital. L’échographie a montré un bébé.

échographie, coeur qui bat

Le soulagement a été immense. On nous a dit que la grossesse semblait viable, qu’il fallait rester vigilants, mais que pour l’instant, tout allait bien. L’assistante de la gynécologue a été rassurante. Elle m’a dit de revenir si les saignements continuaient. Et ils ont continué.

Deux jours plus tard, dans la nuit, tout s’est accéléré. Des douleurs, des pertes, une angoisse grandissante. Nous sommes retournés à l’hôpital, en urgence. Toute la nuit, nous avons attendu. Moi, sur une chaise, sous la lumière crue des néons. Lui, à mes côtés, épuisé, inquiet, impuissant.

On m’a examinée. Et puis on m’a dit d’attendre. Attendre que la gynécologue de garde arrive.
Attendre.
Encore.
Et encore.

attente dans l'inquiétude

Les heures passaient. La fatigue me dévorait. L’inquiétude m’écrasait. Le matin, mon compagnon a dû partir pour une réunion professionnelle importante. Une nuit blanche dans les jambes. Un poids au cœur. Il m’a embrassée, m’a dit qu’il reviendrait dès qu’il le pourrait. Et je suis restée. Seule.

Enfin, quelqu’un est venu me chercher. On m’a conduite dans le cabinet de la gynécologue de garde. L’échographie a duré quelques secondes à peine.
Et là, le silence.
Puis sa voix :
« Il n’y a plus de bébé. »

Je me suis effondrée. J’avais besoin de mots. D’humanité. De douceur. Elle a juste posé sa main sur mon bras et a dit :
« Je suis désolée. »

Puis, presque mécaniquement, elle a ajouté :
« Une femme sur quatre fait une fausse couche à votre âge. »

Voilà. C’était tout.

Un pourcentage. Encore un.
Comme si cela pouvait consoler.
Comme si cela devait me suffire.
Comme si ce genre de phrase avait un quelconque pouvoir apaisant.
Mais je n’en avais rien à faire de leur statistique.
Je ne voulais pas faire partie d’un tableau Excel de douleurs partagées.

Devais-je me dire que c’était « normal » ?
Que c’était banal ?
Que j’étais trop vieille ?
À cet instant, je ne me suis pas sentie femme. Je ne me suis pas sentie mère. Je me suis sentie vieille. Inutile. Nulle.

Et surtout, terriblement seule.

Personne ne m’a expliqué ce qu’il se passait dans mon corps.
Personne ne m’a dit comment les choses allaient évoluer dans les heures, les jours à venir.
Personne ne m’a tendu un mot de réconfort, une main, un regard bienveillant.
Personne ne m’a dit que ce n’était pas ma faute.
Que cela pouvait arriver.
Que j’avais encore toutes mes chances.
Que j’étais légitime dans ma peine.

Personne.

cris de chagrin

Je suis sortie. J’ai repris ma voiture. Et sur le trajet du retour, j’ai pleuré.
Non, j’ai hurlé.

Des cris de douleur, de colère, d’impuissance. Un chagrin qui ne trouvait aucun espace pour s’exprimer autrement. Je me suis arrêtée plusieurs fois. Je ne voyais plus la route. Mes mains tremblaient. Mon ventre était vide. Mon cœur, lui, était lourd.

Je me suis sentie…
Incapable.
Incapable de donner la vie.
Indigne de devenir mère.
Cassée de l’intérieur.

Et cette phrase me revenait sans cesse :
« Une femme sur quatre… »
Mais moi, j’étais la femme. Pas une sur quatre. Moi.
Avec mon histoire.
Mon corps.
Mon espoir.
Mon amour.

Et dans cette douleur, une évidence a germé :
La fausse couche n’est pas prise en charge. Ni médicalement. Ni humainement.

On nous laisse seules.
On évacue l’événement comme s’il s’agissait d’un simple épisode.
On nous abandonne entre deux statistiques, deux protocoles.
Comme si porter la vie ne signifiait rien tant qu’elle n’atteint pas un certain nombre de semaines.
Comme si, parce qu’on est “âgée”, notre peine devait être moindre.
Comme si, à 43 ans, on devait s’y attendre. Se résigner. Faire le deuil discrètement, dans un coin, avec maturité.

Mais il n’y a rien de discret dans cette douleur. Rien de statistique dans ce qu’on ressent.
Ce n’est pas un simple échec reproductif. C’est un deuil.
Un deuil invisible.
Et souvent nié.


Dans les heures qui ont suivi la fausse couche, j’ai sombré dans un silence dense, oppressant. Comme si plus rien ne voulait sortir. Ni les mots, ni les larmes. Et pourtant, à l’intérieur, tout bouillonnait. Douleur, colère, solitude, incompréhension. Mon corps était épuisé. Mon cœur aussi.

Heureusement, je n’étais pas totalement seule. Il y avait lui. Mon compagnon. Qui, malgré sa nuit blanche et la brutalité du choc, est resté à l’écoute. Présent. Aimant. Nous avons traversé cette épreuve ensemble, chacun avec ses propres mots, ses propres silences. Et puis, une amie est venue. Pas avec des grandes phrases, ni des conseils maladroits. Juste elle, avec sa présence, sa douceur, son écoute. Elle s’est assise près de moi. Elle m’a laissé pleurer. Elle m’a tenu la main. Et ce geste valait tous les discours du monde.

Un autre moment m’a profondément marquée : un appel avec ma mère. Je lui ai raconté ce qu’il s’était passé, avec mes mots tremblants et mon cœur en miettes. Et là, au bout du fil, j’ai entendu sa voix changer. Hésitante. Émue. Elle m’a alors confié quelque chose qu’elle n’avait jamais dit à personne.
Elle aussi, des années plus tôt, avait vécu une fausse couche.
En silence.
Sans en parler à mon père.
Sans aucun accompagnement.
Sans rien.
Elle avait gardé ça en elle comme un secret honteux, enfoui, impensable.
Et soudain, dans notre douleur partagée à travers deux générations, quelque chose s’est ouvert. Un lien. Une réconciliation. Une mémoire transmise. Un non-dit enfin libéré.

Cette douleur, je ne voulais pas qu’elle me ronge de l’intérieur.

Alors j’ai commencé à écrire.
J’ai écrit pour lui dire adieu.
À ce petit être venu nous rendre visite, si brièvement.
J’ai tout couché sur le papier : les larmes, les cris, les peurs, l’amour aussi.
Et avec mon compagnon, nous avons lu ce texte à voix haute.
Ensemble.
Main dans la main.

Nous avons pleuré, encore. Mais cette fois, c’était une douleur douce, enveloppée d’amour. Nous avons donné un prénom à ce bébé.
Eden.
Car c’était un jardin, un passage, une oasis. Même si nous ne savions pas s’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille – à six semaines, le mystère demeure – Eden était un nom neutre, un symbole. Un nom d’amour. De gratitude.

Nous lui avons parlé.
Nous lui avons dit merci.
Merci d’avoir choisi notre couple, notre foyer, même pour un instant.
Merci de nous avoir montré que c’était possible.
Merci d’avoir semé la graine.

Car oui, ce fut un deuil. Mais aussi une rencontre. Une transmission.
Comme une graine plantée dans la terre : ce n’est pas toujours elle qui donnera la première plante, mais elle prépare le terrain. Elle fertilise, elle rend la terre vivante.

Une graine qui pousse


Eden était cette graine.
Et à travers cette douleur, nous sommes devenus parents.
Pas de manière visible, pas encore. Mais intérieurement, pleinement, profondément.

Et ce fut aussi le début d’un chemin vers la guérison.

Physiquement d’abord. Je me suis tournée vers des pratiques douces, naturelles, respectueuses. Des automassages énergétiques, sur mon ventre, non pas pour réparer, mais pour aimer. Pour offrir à ce ventre toute la tendresse du monde. Pour lui dire : merci d’avoir porté la vie, même brièvement. Tu n’es pas un échec. Tu es un sanctuaire.

Puis, psychologiquement, j’ai décidé de reprendre les rênes.
Ce week-end-là devait commencer un cycle de formation en psychologie positive, dans lequel j’étais inscrite depuis longtemps.
La fausse couche a eu lieu un vendredi.
Le dimanche, j’étais là.
Avec mes douleurs.
Avec ma peine.
Mais debout.
Parce que je ne voulais pas que la souffrance décide à ma place. Je voulais être l’actrice de ma vie. La protagoniste de mon propre film :
« Ma vie de mère. »
Même si l’histoire avait commencé par un adieu.

Et puis, il y a eu Milo.

Un petit chaton, arrivé dans notre maison comme un baume. Un deuxième chat, une boule d’amour, de douceur, de présence.
Il venait se blottir contre moi. Il dormait sur mon ventre. Il sentait tout.
Il m’a offert ce que le monde médical m’avait refusé : du réconfort.
Et cette tendresse animale, inconditionnelle, m’a permis d’adoucir les jours suivants.

Trois mois plus tard, un test de grossesse.
Positif.
Trois mois après Eden, la vie frappait à notre porte à nouveau.
Et cette fois, elle est restée.

grossesse

Soleya est née neuf mois plus tard.
Un prénom solaire, pour une âme lumineuse.
Une grossesse magnifique, habitée de confiance, de gratitude, d’émerveillement.

Et Milo, fidèle compagnon, venait encore poser sa patte sur mon ventre durant mes siestes. Comme s’il bénissait la nouvelle vie en moi.

Je me souviens, enceinte de six mois, avoir croisé dans la rue mon ancien gynécologue. Celui du 6%.
J’ai eu envie de lui hurler :
« Voilà votre six pour cent, espèce de… ! »
Mais je n’ai rien dit.
Je n’en avais plus besoin.
Ma vie, mon ventre, ma lumière, parlaient pour moi.


Si vous lisez ces mots, c’est peut-être que vous aussi, vous êtes passée par là.
Par ce silence, ce non-accompagnement, cette douleur étouffée, cette sensation d’être seule au monde dans l’un des moments les plus vulnérables de votre vie.

Je veux que vous sachiez une chose :
Vous n’êtes pas seule.

La fausse couche doit être reconnue.
Doit être accompagnée.
Doit être dite.
Pas comme une statistique froide, mais comme une expérience humaine, profonde, douloureuse et parfois fondatrice.

Il ne s’agit pas de minimiser, ni d’en faire une règle.
Il s’agit de respecter.
De soutenir.
D’écouter.
Et parfois, simplement, d’être là, avec un mot, une main, un silence compatissant.

Je ne suis pas un chiffre.
Vous non plus.
Nous sommes des femmes.
Des mères, même si ce n’est pas encore visible.
Des êtres capables de résilience, d’amour et de renaissance.

Ma fille est née d’un chemin semé de larmes, de foi, de peau contre peau, de mots écrits à minuit, de mains posées sur un ventre vide, de gratitude envers un petit Eden qui nous a ouvert la voie.

C’est cela, être mère.
Et c’est cela que je vous souhaite.


Si vous avez vécu une fausse couche, récente ou lointaine, mais que vous portez encore en vous le poids du non-dit, le sentiment d’un chapitre inachevé, d’une douleur avalée ou étouffée… je suis là. Que vous ayez besoin d’un accompagnement complet ou simplement d’un échange, par écrit ou par téléphone, je vous accueille avec bienveillance, écoute, reconnaissance et respect.

Ensemble, nous pouvons redonner de la valeur à ce que vous avez traversé, et remettre de la lumière là où il y a eu tant de silence.

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